Les flots de musique caribéenne envahissent l’habitacle de la vieille Chevrolet, immense tas de ferraille déglingué qui sillonne les rues de Caracas depuis plus de cinquante ans, quelles que soient les conditions.
« A mi me encanta la musica ! » (Moi, j’adore la musique !)
Notre chauffeur aussi a largement passé les cinquante ans de présence sur la route. Sa conduite nerveuse, dangereuse, torture notre prudence occidentale. Inutile de contrôler le compteur de vitesse, le tableau de bord a été supprimé et remplacé par de la moquette bleu sale. Seul un autoradio dernier cri demeure, contrastant par sa modernité dans cet univers brinquebalant.
Nous voici plongés dans le voyage. Repères écroulés, nous nous adaptons au mode de vie qui sera nôtre pendant la durée de l’expédition. Oubliant nos règles, nos coutumes, nos codes de conduite et nos repères culturels.
Depuis Caracas, trente heures de bus sont nécessaires pour se rendre en Colombie, au pied de la Sierra Nevada de Santa Marta qui abrite la montagne que nous souhaitons gravir, le Pico Colon, point culminant du pays. Cette zone montagneuse est le lieu où vivent les Indiens Kogis, un des derniers peuples vivant encore en harmonie complète avec leur environnement naturel. Nous souhaitons les rencontrer pour partager avec eux leur incroyable mode de vie et tenter de comprendre leur philosophie extraordinaire.
Tout le long de la route, les déboires avec les policiers vénézueliens corrompus ne manquent pas. A cinq reprises les occupants du bus (dont nous sommes les seuls représentants occidentaux) sont gentiment invités à verser une obole pour ne pas subir les excès de zèle de policiers censés nous protéger… Comment avoir confiance après ça? C’est avec soulagement que nous passons la frontière colombienne, où ces comportements sont sévèrement réprimés depuis quelques années.
A l’arrivée au village de Palomino, c’est le déluge : la courte saison sèche qui s’installe sur la région entre mi-juin et mi-août a du retard, nous inondant de sa lourde pluie tropicale. Nous y retrouvons Chamaco, notre contact, qui vit ici et travaille avec les Indiens Kogis depuis plus de vingt-cinq ans. Marié à une Kogi, il est une des seules personnes autorisée par les Indiens à emmener des étrangers dans la Sierra Nevada. Rencontré deux ans auparavant, Chamaco m’avait déjà accompagné à l’intérieur des terres indigènes, mais nous n’avions pas pu monter au-delà du troisième village pour raison militaire. Nous espérons que cette année la tentative sera la bonne pour accéder au Pico.
2 : Où a-t-on mis les pieds?
Cordes, crampons, baudriers, piolets, matériel de secours en crevasse, tentes, sacs de couchage ultra-chauds… Les Colombiens n’en reviennent pas. Il faut vraiment tout ce matériel pour monter sur leur montagne? Les objets passent de main en main, les chaussures sont soupesées, les cordes testées, les baudriers enfilés (souvent à l’envers). Les commentaires fusent, les rires aussi. Tout cela finit évidemment en musique et en danse, pas un évènement sans qu’il ne soit accompagné d’une fiesta digne de ce nom!
Il semble que depuis douze ans personne n’ait accédé au sommet du Pico Colon, douze ans qu’aucune photo, aucun relevé n’a été publié sur cette inaccessible montagne.
C’est pourtant le sommet le plus élevé de la planète situé en bordure de mer. Seuls 45 km séparent le point culminant (5875m) de la mer des Caraïbes. Cette situation exceptionnelle abrite une biodiversité incroyable. En quelques jours de marche, ce ne sont pas moins de neuf écosystèmes différents que l’on traverse en grimpant sur ses flancs.
Les sommets enneigés ne sont visibles que quelques jours par an, lorsque la masse floconneuse des nuages qui s’accroche à la cime daigne la laisser apercevoir. Le reste du temps, elle se cache dans son écrin de mystère, secrètement gardée par les Kogis. Pour eux elle est sacrée. Elle représente la tête de la terre mère ; celle qui a enfanté chacune des âmes sur le monde : animale, végétale ou minérale. Mais elle est aussi la mort, le froid, la glace. Gonawindua est son nom.
3 : Où deux Blancs achètent un cheval
Le matériel c’est bien beau, mais pas question de monter les quarante kilos plus la nourriture à nous trois jusqu’au camp de base, situé au-delà de 5000m. Les chemins dans la Sierra ne sont accessibles qu’à pied ou à cheval, et c’est par ce moyen que Chamaco va nous conduire jusqu’au pied de la montagne sacrée. Les premiers jours de notre venue en Colombie sont donc consacrés à la recherche de l’animal idéal.
Bien incapables de donner les critères d’un bon cheval, nous suivons Chamaco dans ses recherches. Après quelques propositions douteuses, on nous présente un beau mâle à la robe brune dont le bout des pattes est blanc comme neige. On apprend comment deviner son âge à l’examen de la dentition, sa force à la vue des tendons, son tempérament aux réactions face à divers stimuli. L’animal plait à notre guide, mais il est un peu cher… Après négociation, l’affaire est conclue, il ne reste à régler que quelques détails de finition : des fers, une selle, une coupe de crinière, un nom : ce sera « Patas Blancas » (pattes blanches) du fait de la singularité de son pelage.
En 24 h notre moyen de transport est prêt. Sauf qu’il n’a jamais été ferré, n’a jamais porté, n’est jamais allé dans la jungle… Mais Chamaco est confiant.
L’équipement comprend le minimum pour passer une quinzaine de jours dans des climats aussi variés que la jungle étouffante de la côte ou le froid polaire des sommets enneigés. Nous achetons aussi des hamacs, qui serviront lors des nuits chez les Indiens. Par expérience, je sais que la première nuit sera blanche, partagée entre la recherche d’une position confortable et la peur de tomber. La deuxième sera lourde, avec la fatigue accumulée, la troisième et les suivantes seront agréables : la position de sommeil enfin trouvée, on se régale à se laisser bercer dans la toile tendue entre deux poteaux.
Autre point à ne pas négliger : les cadeaux pour les villages indiens dans lesquels nous allons passer les premières nuits. Loin de vouloir arriver en néo-colonisateurs qui achètent leur droit de passage, Chamaco sait qu’il est indispensable de rétribuer les familles qui feront l’effort de nous héberger. Mais pas question de les payer, nous offrirons des produits nécessaires à la vie de tous les jours introuvables dans la nature : poissons séchés qu’ils adorent, sel, coquillages qui leur servent à la préparation du poporo (1).
4 : Départ de quatre humains et trois animaux pour la Sierra
Patas Blancas accepte sans broncher les quarante kilos de nourriture et de matériel que Chamaco lui met sur le dos. Notre équipe s’est agrandie d’une personne : David est un ami de Chamaco qui poursuit des études afin de devenir lui aussi guide dans la région. Ce sera sa première expérience dans la Sierra.
Nous sommes aussi accompagnés par les deux chiens de Chamaco, Aryon et Nima, formant ainsi une espèce de troupe à la « sans famille ».
Premiers efforts, premières douleurs dans la moiteur de la jungle tropicale. Mais aussi premières rencontres avec les Indiens.. et l’armée colombienne. Deux hélicoptères stationnés à quelques heures de marche seulement de la « civilisation ». En pleine jungle et entourés d’Indiens et de journalistes, la situation est surprenante. L’explication nous est bientôt fournie par les militaires : on inaugure un nouveau village kogi, un village modèle créé de toute pièce par le gouvernement colombien avec l’appui d’ONG. Une école et un dispensaire, et des maisons neuves situées à quelques heures de marche seulement du village, des habitations traditionnelles bâties par les Kogis eux-mêmes. Rapidement la curiosité à notre sujet prend le dessus, et on nous invite à une séance photos avec les militaires. Leur principale préoccupation porte sur leur travail : « Comment avez-vous ressenti la sécurité du pays depuis votre arrivée? » Ce n’est pas le genre de question que l’on aurait spontanément attendu dans aucun autre pays, mais chez les Colombiens existe un vrai désir d’améliorer la situation et leur image.
Embrassades, accolades, nous repartons remplis de vœux de bonne chance pour l’ascension. On ne peut pas souhaiter mieux.
La jungle nous avale, nous intègre à son existence tout en nous brutalisant un peu. Ici tout n’est que transpiration, moiteur, bruits, vie. Le plus grand réservoir de biodiversité de la planète ne vole pas sa réputation : tout est démesuré, de la taille des arbres au nombre d’insectes, de l’immensité lourde des fleuves brunâtres à la clarté fraîche des torrents qui dévalent de la Sierra, tout n’est que nature. La sensation peut parfois devenir oppressante devant tant d’exubérance. Ça sent l’humus et la chlorophylle, la fleur, la résine, le pollen. Délire végétal, des plus majestueux des arbres que Chamaco embrasse pour en sentir les vibrations aux minuscules bouts de feuilles transportés par des millions de fourmis atta.
Haltes bienfaisantes dans les ruisseaux. Quel bonheur de se plonger dans les eaux limpides après avoir autant transpiré dans la chaleur de la forêt. Calmer la brûlure des centaines de piqûres de moustiques, boire directement au ruisseau cette eau que rien ne vient souiller. David nous joue des airs de cumbia avec sa flûte, alors que nous nous laissons masser par le courant d’eau fraîche qui nous délasse des difficultés de la marche.
« Ici commence le lavage du corps et de l’âme. A partir de maintenant nous commencer à nous purifier de tout ce que nous accumulons de mauvais dans notre monde. La Sierra va nous laver de tout ça. » Nous n’en avons aucun doute, la déconnexion avec tout ce que nous connaissons est totale.
Ch. 5 : La troupe arrive au village de Manzanar, où elle rencontre les premiers Indiens qui vivent de manière authentique
Les premières journées de marche sont les plus dures. Parce qu’il fait le plus chaud, parce que nous progressons dans le lit des ruisseaux, parce que la terre glaise qui compose le sol est trempée et glissante. L’organisme n’est pas habitué et la Sierra ne nous accepte pas si facilement. Inutile de passer en force, de brusquer la nature. C’est un apprentissage de marcher avec elle, et non pas contre elle. Il est illusoire de vouloir lutter contre les forces naturelles, mieux vaut apprendre à la connaître et l’utiliser pour la progression.
A moins d’utiliser bulldozers ou avions. Mais alors on détruit la nature, on rompt les équilibres et un jour on le paie. Ici dans la Sierra Nevada de Santa Marta, l’occasion nous est donnée de redécouvrir une vie que l’on croyait anéantie. Un mode de vie ancestral, une philosophie différente. Les Indiens Kogis ont continuellement développé leur existence en harmonie avec leur environnement, dans la recherche des équilibres. Leur volonté est de ne pas détruire et perturber le moins possible cette terre mère qui les a fait naître et les nourrit. Telle est la teneur des échanges que nous avons avec les premiers Kogis qui nous accueillent au village de Manzanar. Celui-ci n’est plus habité que par une seule famille, qui occupe deux maisons. Les autres ont migré vers le nouveau village, en bas, plus proche de la « civilisation ». Le mamo des lieux, Antonino, le regrette amèrement.
« Si nous ne gardons pas notre mémoire, nous perdons tout. Vous avez les machines et les livres pour conserver votre mémoire, nous, nous devons apprendre et transmettre aux jeunes. Les anciens savent encore, mais peu ont assez de force pour faire le travail. Si les jeunes partent dans le nouveau village, puis dans les villes, comment allons-nous conserver la mémoire? Comment allons nous faire le travail pour garder les équilibres si nous disparaissons? »
Nous, nous sommes les « petits frères », et nous sommes la cause principale des déséquilibres qui touchent la terre. Eux, ils sont les gardiens des équilibres. Par leur travail spirituel, par leur présence même au sein de la nature, ils forment un tout, un tout cohérent, pas idyllique, pas exempt de problèmes ou de difficultés, mais un tout équilibré et durable, qui n’exploite pas la nature pour ses ressources mais protège et entretient un milieu pour y vivre.
Chamaco et Antonino poporisent tranquillement autour du feu. Nous les écoutons sans intervenir, ils sont capables de parler comme cela toute la nuit, en frottant sur leur calebasse la petite baguette en bois imbibée de cendres de coquillage. Ce geste hautement symbolique permet aussi de décupler les effets de la coca qu’ils mâchonnent en permanence. La réaction chimique de la cendre avec les feuilles de coca produit les alcaloïdes qui stimulent l’esprit.
Les hamacs sont installés directement autour du feu, la nuit est tombée, les cris stridents des insectes et animaux diurnes font place au bruit plus suave, plus profond, des insectes et animaux de la nuit. La jungle ne s’arrête jamais, la vie n’y connaît aucun répit.
6 : Un péage pas comme les autres
Aujourd’hui nous consacrons la journée à un travail collectif de remise en état du chemin. Les pluies de la saison humide ont été très denses cette année, le chemin est entravé de larges et profondes ravines qui rendent la progression difficile. La veille, un mamo (2) nous a interpellés au passage de notre petite caravane.
- Dites donc, vous allez où comme ça?
- On monte dans la Sierra, on va au village de Manzanar.
- Ah. Drôle d’idée. Bon, vous tombez bien.
- Pour quelle raison?
- Vous avez vu l’état du chemin? Demain on a un grand travail de remise en état qui est prévu, vous viendrez nous aider.
Cette injonction ne souffre aucune négociation. Nous sommes de toute façon enchantés de participer à un chantier de ce genre, occasion unique de vivre une expérience forte avec les communautés Kogis du coin.
Nous voici donc redescendus sur le lieu du chantier. Les Indiens, plus matinaux et plus rapides à se préparer que nous, sont déjà là, en nombre impressionnant. Combien sont-ils? quarante? cinquante? Et combien de l’autre côté de la colline que nous devons réaménager?
A notre arrivée le rythme du travail faiblit, les conversations et rires qui ponctuent le travail des Indiens s’arrête. Qui sont ces Blancs venus interférer dans leurs activités?
Nous nous mettons à l’ouvrage sous l’œil interrogatif des autochtones. On nous attribue la partie la plus haute de la route, les Indiens démarrent en bas. Nous mettons du cœur à l’ouvrage, et bientôt plusieurs dizaines de mètres de chemin sont déblayés, creusés, aplanis, débarrassés des pierres qui les encombrent. Le travail est harassant, la chaleur accablante. Nous sommes trempés de sueur, couverts de terre et de débris de végétation, les insectes bourdonnent à nos oreilles et nous piquent sans cesse.
Les Indiens montent, nous descendons. Inévitablement, nos chantiers se rejoignent, et nous comprenons que ce travail collectif était un test. Plusieurs kogis viennent voir les travaux, silencieux, impassibles, comme toujours. Et soudain c’est le déclic. Les sourires éclairent les visages, les félicitations s’expriment, immédiatement suivies de plaisanterie entre eux.
- Tu savais, toi, qu’ils pouvaient faire ça?
- Pour une fois qu’ils détruisent pas !
- Ils ont l’air de savoir se servir d’une pioche.
- Faudrait pas qu’ils se fassent mal…
Le dialogue est engagé. Il faut généralement beaucoup de temps pour le mettre en place, ces travaux nous ont permis de briser la glace bien plus rapidement. Nous en profitons pour discuter du sujet que nous avons maintenant en commun :
- Comment est le chemin plus haut? Savez-vous si la rivière est franchissable?
- C’est difficile. Comme ici les chemins ont souffert de la pluie, il vous sera délicat de passer avec le cheval chargé. Vous allez devoir le décharger et porter pour les passages les plus délicats. Pour les rivières, ça devrait aller, la saison des pluies se termine, c’est pour cela qu’on engage les travaux du chemin. D’ailleurs, assez bavardé, il y a une grosse roche qu’on doit dégager en bas, venez donc nous aider. Nous avons fait du bon travail ici, il en reste en bas.
Cette fois nous avons vraiment l’impression de faire partie de la communauté. Nous travaillons ensemble, sur la même zone, à tour de rôle, nous passant les même outils de main en main. Chacun fournit un effort intense puis récupère en passant l’outil à son voisin, ainsi le travail ne s’interrompt pas et les forces vives ne s’épuisent pas.
- C’est bon ! C’est tout pour aujourd’hui. On peut se reposer!
Direction la rivière, où nous abandonnons à l’eau fraîche et délicieuse les difficultés de la journée. En compagnie de quelques Indiens, nous partageons biscuits et fruits secs, ils nous questionnent sur notre provenance, combien d’heures d’avion depuis la France, où nous allons, pourquoi, mais aussi et surtout, quand est-ce qu’on repart. Nous avons gagné leur confiance, mais la menace que nous représentons pour eux est si grande qu’ils préfèrent nous savoir peu de temps dans la zone.
7 : Orage, ô désespoir, ou pourquoi la troupe se réfugie dans la finca de Chamaco.
Après un nouveau passage à Manzanar, nous repartons plein d’énergie dans la moiteur de la Sierra. Mais la météo clémente jusqu’à présent nous joue de sales tours, et les nuages s’amoncellent dans un ciel qui noircit à vue d’œil. Nous n’échapperons pas à l’orage tropical. Impossible de rejoindre le prochain village avant la pluie. Chamaco décide alors de nous dérouter vers sa Finca, un lopin de terre qu’il possède dans la Sierra. Avant qu’on ait pu l’atteindre, la pluie s’abat comme une furie. L’épais couvert végétal retient ce délire aqueux pendant quelques minutes, étrange sensation que d’entendre la pluie tomber avec force sur la forêt sans toucher le sol. Mais ce n’est que de courte durée, lorsque la masse d’eau transperce la canopée, elle inonde tout sur son passage. En quelques minutes nous sommes trempés jusqu’aux os, les chemins se transforment en rivière, la visibilité se réduit à quelques dizaines de mètres. Sous un vacarme impressionnant, nous progressons à tâtons vers un improbable abri. Les feuilles chargées d’eau se penchent dangereusement sur le chemin, et nous devons dégager le passage à la machette. Chiens, chevaux, humains, tout le monde est sonné. L’arrivée à la Finca est une surprise pour Juan, le jeune Indien qui gère le lieu, et qui s’empresse d’attiser le feu et nous donner bananes et avocats pour nous réconforter.
Phénomène incroyable, le sol est capable d’absorber toute cette masse de pluie tombée si rapidement. A peine quelques heures après la fin de l’orage, il ne reste aucune trace du déluge, seule la rivière charrie de l’eau un peu plus boueuse qu’à l’accoutumée.
8 : où l’on croit qu’on va pouvoir passer
Le lendemain la météo s’est améliorée et nous reprenons la route dans la chaleur qui s’installe dès 7h du matin. Cette fois le chemin monte vraiment, la végétation a d’ailleurs un peu changé, moins luxuriante, certaines zones sont recouvertes de hautes herbes qui poussent entre des arbres à la taille moins délirante.
Notre cheval se comporte bien pour sa première expédition, Chamaco a bien choisi. Docile et vaillant, il ne rechigne pas à s’engager dans les passages difficiles, même si dans les portions les plus délicates, nous devons le décharger et monter à dos d’homme les 40 à 45kg de matériel qu’il porte.
Tout semble aller pour le mieux, la chance nous sourit jusqu’au moment où, au détour d’un chemin, nous croisons un indien. Son visage s’éclaire lorsqu’il reconnaît Chamaco : cela faisait 5 ans qu’il n’avait pas rencontré ce vieil ami ! Présentés par Chamaco, le vieil indien s’intéresse alors à notre expédition :
- Que faites vous? Où allez-vous comme ça?
- Nous allons au village de Humandita.
- Et ensuite?
- Nous demanderons l’autorisation de traverser le fleuve Palomino pour nous rendre à Taminaca.
-
Mais avez-vous un permis pour cela?
- Oui, nous avons travaillé avec les communautés indigènes de la région hier, et on nous a donné l’autorisation de monter jusqu’à Humandita.
- Non, je veux dire une autorisation officielle.
- Quelle autorisation officielle?
- Celle de notre organisation ! Il vous faut ce permis, nous avons pris cette décision récemment : toute expédition dans la sierra Nevada doit être en possession d’un permis officiel.
Chamaco est ennuyé : il ne connaissait pas cette règle… Devant cette situation, Mamo Alfonso nous autorise à nous rendre au prochain village, Savana Couleuvra, pour y passer la nuit, mais dès le lendemain nous devrons redescendre à Palomino pour y demander l’autorisation de passage. Autant dire que notre moral en prend un sacré coup, et l’arrivée à Savana Couleuvra sous la pluie en début d’après-midi n’est pas faite pour nous mettre du baume au cœur. Après tant d’efforts, nous voici bloqués pour une durée indéterminée à quelques jours de marche de notre point de départ !
Mais c’est ainsi que fonctionne la Sierra, et il nous faut accepter ses règles. Nous savions avant de partir que la situation était aléatoire, en voici la preuve. Nous essayons de profiter de notre présence parmi les indiens, mais le cœur n’y est pas.
9 : Espoirs et attentes
Pas la peine de redescendre tout le matériel, nous le laissons chez la Abuela, une amie de Chamaco. C’est une mamo, immensément respectée par la plupart des mamos hommes eux-mêmes, qui aurait plus de cent ans. Elle habite seule avec ses animaux dans une maison en contrebas du village de Savana Couleuvra, où elle accepte de garder nos sacs tout le temps qu’il faudra. Nous les récupérerons en remontant, une fois qu’on aura obtenu notre permis.
De retour au village, nous rencontrons Mamo Alfonso dans les rues de Palomino.
- Bonjour mes amis ! Je suis content de voir que vous m’avez obéi. J’ai convoqué les autres mamos de la Sierra, et nous allons étudier votre demande. Chamaco est mon ami de longue date et vous avez tenu votre parole, donc je vais donner un avis favorable. Mais je ne peux prendre seul la décision de vous donner le permis, je dois soumettre cette demande au conseil, qui décidera.
- Mamo Alfonso, quand aurons-nous la réponse?
- Dans quatre, cinq ou peut-être six jours. Il faut du temps pour prendre les bonnes décisions.
Chamaco, malgré sa connaissance du terrain et des Indiens, n’a pas anticipé cet obstacle. Nous voici immobilisés pour une semaine. Cela compromet gravement nos chances d’atteindre le sommet.
Trois jours plus tard, Chamaco est convoqué à Santa Marta pour y présenter notre expédition. Il revient confiant :
- J’ai présenté le projet devant une trentaine de mamos réunis pour l’occasion. Ils se sont longuement concertés et ont donné leur accord de principe pour notre périple jusqu’au Pico Colon !
- C’est génial Chamaco, bravo !
- Mais il y a un hic.
- Ah…
- Cette décision doit être entérinée par le cabildo Governador, qui est leur représentant vis-à-vis des institutions, et cette personne se trouve actuellement en Equateur. Impossible de le joindre, nous ne savons pas quand il rentre.
Nouvelle douche froide. Cette fois nous voici coincés pour une durée indéterminée, avec notre matériel quelque part là-haut dans la jungle.
Heureusement Chamaco est bien informé, et quelques jours plus tard, il réussit à rencontrer le cabildo et à obtenir un rendez-vous pour le lendemain, chez lui. Ces deux-là se connaissent de longue date.
10 : Rencontre expéditive pour expédition malencontreuse
Les Indiens sont des gens plutôt discrets et réservés. Voire très discrets et très réservés. Aussi sommes-nous surpris lorsque la réunion avec le cabildo a lieu non pas dans la propriété de Chamaco mais sur le terrain de foot qui borde sa maison, avec un cabildo qui nous reçoit dans son 4x4, à l’arrière duquel s’entasse une douzaine de chefs indiens. Etonnant personnage en habit traditionnel indien, bedonnant et suant malgré la climatisation, deux téléphones portables dans la main. Discours surréaliste sur le fait que nous ne sommes pas de la BBC, que nous ne présentons aucun intérêt pour son organisation, qui porte le même nom que notre expédition, Gonawindua… Drôle de sensation que de ne même pas être écouté par le représentant de ceux qui sont si attachés à la tolérance et à l’écoute.
Visiblement, sa décision de ne pas nous laisser passer était prise d’avance : de cette mise en scène n’émergent que des raisons fumeuses. Quelque chose s’est passé que nous ne maîtrisons pas, un élément nous échappe. Nous faisons visiblement les frais d’un différent qui nous est totalement étranger. J’incite Chamaco à nous venir en aide et plaider notre cause, je me heurte à son mutisme. Lui qui est mon ami depuis des années nous laisse tomber au moment où nous avons le plus besoin de lui. Tout bascule, nous sommes seuls au monde, le cabildo nous congédie sans autre forme d’explication, nous plantant là, sur un terrain de foot, au pied de cette montagne que nous convoitons tant, témoin de notre humiliation.
Plus rien à espérer auprès des autorités Kogis. Nous restons là, ébahis. Comment une expédition peut-elle capoter aussi facilement pour des raisons aussi obscures? Quelles erreurs avons-nous commises? Tout nous échappe, les évènements se faufilent dans des failles invisibles et glissent hors de notre portée.
Notre colère contenue pendant l’entretien rejaillit, un sentiment d’injustice s’est emparé de nous. Chamaco qui nous a lâchement délaissés face à son « ami » en fait les frais. Je lui demande assez brutalement de nous emmener immédiatement chercher le matériel laissé chez la Abuela, pas question de perdre une journée de plus. Nous avons passé notre temps dans une expédition avec une donnée cruciale manquante : le permis ! C’était la seule chose que Chamaco devait faire : se charger des formalités. Le ton monte et nous nous engueulons ouvertement. Rien de tel pour apaiser la tension ! Puis nous revenons à la raison et convenons que Chamaco ira seul chercher le matériel, le message du cabildo est très clair : nous ne pouvons pas monter avec lui.
Rendez-vous est donc pris pour récupérer le matériel lorsqu’il redescendra de la Sierra. En attendant nous allons nous relaxer deux jours dans le parc national Tayrona, histoire de profiter un minimum de notre présence sur la côte caribéenne…
11 : Où l’on trouve finalement midi à sa porte
La fin de l’aventure côté Palomino ne met pas un point final à notre expédition, car s’il est maintenant exclus que nous allions au Pico Colon, il reste des possibilités de rencontrer les Indiens sans enfreindre leur décision. En effet certains villages kogis sont accessibles à la journée et permettent de partager avec eux leur quotidien, à condition de demander la permission et d’être accompagnés par une personne de confiance. Ces quelques journées sans le lourd équipement qui nous encombrait, sont finalement presque aussi riches de rencontres que les exténuantes marches dans la jungle. Nous partageons le quotidien des indiens : Aurélia est invitée à cueillir les feuilles de coca avec les femmes du village pendant que je vais presser la canne à sucre au moulin avec les hommes. Ce deuxième objectif de notre expédition, nous le trouvons finalement plus facilement qu’on ne le pensait. Peut-être fallait-il en passer par là pour y arriver?
Toujours est-il que nous abordons avec ces Indiens des points cruciaux de leur existence : la menace de l’homme blanc, la destruction de la culture par l’alcool, le matérialisme, la perte d’identité des jeunes, leur rejet des connaissances traditionnelles pour s’approprier le mode de vie des Blancs. Les menaces que représentent les pilleurs de tombe et les narcotrafiquants se sont un peu estompées dans la Sierra Nevada (elles sévissent encore dans la péninsule de la Guajira et à la frontière vénézuelienne) mais ont été remplacées par la pression des cultivateurs qui désirent s’approprier les dernières terres fertiles au pied de la montagne.
Nous sommes accueillis pour la nuit par l’un de ces Colombiens qui ont quitté la ville pour s’installer sur ces terres reculées, dans des fermes que l’on appelle finca. Sa baraque est installée dans un ancien refuge de narcotrafiquants. L’accueil est simple et chaleureux, les conditions précaires : pas d’eau courante et pas d’électricité, et une quasi autosuffisance alimentaire avec les produits de la ferme. Les quelques produits qu’il vend au marché lui servent à acheter les biens de consommation nécessaires à sa famille : vêtements, sel, outils et recharges pour le désormais indispensable téléphone portable !
Elkim vit chichement depuis qu’il a repris cette finca abandonnée voilà deux ans. Avant il survivait avec sa femme et ses enfants dans un minuscule appartement d’un quartier mal famé de Santa Marta, aujourd’hui il vit heureux, en pleine nature, loin du stress et des dangers de la grande ville. Il n’a pas plus d’argent qu’avant mais une vie qui le comble. Quand à savoir s’il représente un danger pour la culture indienne et leur survie, il ne voit vraiment pas en quoi il dérange les Indiens qui sont ses amis et avec qui il partage le même amour de la culture de la terre et le même respect pour la nature. Rien n’est jamais simple.
12 : Changement de décor, cap au sud
Nous avons suffisamment sollicité les communautés du versant nord de la Sierra, aussi décidons-nous de passer la dernière semaine sur le versant Sud des mêmes montagnes, chez les Arhuacos. Un de leurs villages et ses environs est ouvert aux étrangers et permet de les côtoyer dans leur mode de vie habituel. C’est le village de Nabusimaké, leur capitale, à laquelle on accède en s’acquittant d’un droit de séjour. Cette formalité accomplie, on peut se rendre avec l’un d’eux dans de nombreux lieux dont ils autorisent les visites.
Avant toute chose, nous souhaitons rencontrer le cabildo arhuaco pour ne pas revivre l’épisode malheureux des Kogis, et comprendre pourquoi l’accès à la montagne nous a été si durement refusé. Nous souhaitons aussi leur remettre des coquillages ramassés sur les plages bretonnes afin qu’ils nous disent s’ils présentent une quelconque valeur à leur yeux. Notre idée initiale était qu’ils leur permettre d’effectuer des pagamentos – offrandes à la terre mère qui leur permet de rétablir les équilibres détruits par nos comportements.
Au village de Pueblo Bello, nous demandons aux mamos une audience auprès de leur représentant. Celui-ci accepte de nous recevoir le soir même. Outre le fait que les coquillages l’intéressent au plus haut point, le cabildo est heureux de recevoir la visite de « petits frères » comme ils nous appellent. Au cours de la discussion, il nous dit avoir la possibilité de délivrer une autorisation similaire à celle qui nous a été refusée par les Kogis, mais nous explique les raisons pour lesquelles il ne le fera pas : quelques mois auparavant, les mamos de toutes les villages se sont réunis pour décider de ce système de permis. Pour le délivrer, il faudrait qu’il réunisse une centaine de représentants des différentes communautés afin de ne pas aller seul à l’encontre d’une décision collégiale. Cela prendrait des jours, et nous n’avons plus le temps. Aussi nous donne-t-il des indications et des recommandations pour nous rendre dans quelques-uns des lieux les plus sacrés de sa région, mais pas jusqu’en haut de la montagne. Nous n’en attendions pas tant.
Le lendemain nous rencontrons Juan, au village de Nabusimaké. Le personnage nous plait immédiatement, nous partageons bon nombre de valeurs : ouvert, disponible et plein d’humour, Juan est aussi végétarien ! Il est peiné par nos déboires et nous promet qu’en quelques jours nous allons récupérer le temps perdu. A quelques jours de notre retour en France, nous espérons sauver cette expédition pour laquelle tant de personnes nous ont fait confiance !
Notre première excursion est un test et un rite de passage, nous nous rendons à la journée à une cascade sacrée derrière laquelle la déesse de la nuit habiterait. Chassée lors de la création de la lumière, elle aurait trouvé refuge au fond de la cuvette d’eau sombre et glacée dans laquelle se jette le torrent. Les nuits sans lune, à minuit, on peut parfois l’entendre gémir derrière la chute d’eau, pleurant la terre dont elle a été bannie.
Au pied de cette cascade, Juan nous invite à une cérémonie au cours de laquelle il nous remet un petit bracelet. Ce simple fil attaché autour de notre poignet droit est censé nous protéger de tout mal. Avec ça, nous ne craignons rien !
En échange, nous lui donnons quelques-uns des plus beaux coquillages qu’il nous reste, il est enchanté par ce cadeau :
« Un nouveau monde s’offre à moi ! Avec ces coquillages, j’accède à des lieux qu’il ne m’aurait jamais été possible de connaître ! »
Juan mêle joyeusement animisme et croyances chrétiennes. Le tout emprunt de respect et d’amour vrai, fraternel, simple et sincère. Décidément, il nous plait ce Juan !
La réciproque doit être vraie puisque le lendemain, il nous propose de nous emmener dans la vallée la plus sacrée des Arhuacos, d’où nous aurons une superbe vue sur le Pico Colon. C’est le dernier endroit qu’il est – exceptionnellement - autorisé à nous montrer.
13 : En direction de la montagne
Quelle joie de s’élancer à nouveau vers notre objectif ! Nous savons que nous n’atteindrons jamais le sommet, nous n’irons même pas au pied du Paramo, mais au moins nous progressons vers notre objectif ! Lors de notre première tentative, nous avions connu la mer, la mangrove et le premier étage de végétation tropicale humide, mais n’avions pas dépassé cet écosystème. Avec Juan nous entrons déjà dans le second étage de végétation tropicale, où les arbres sont moins denses et moins touffus, la canopée morcelée, la température plus supportable. Puis en quelques centaines de mètres de dénivelé, nous entrons dans la zone de végétation sub-alpine : fougères, épineux et autres feuillus de belle taille. Puis s’ensuit la zone de végétation alpine proprement dite : alpages d’herbes grasses et fleuris, chardons et arbustes rabougris. Nous sommes à plus de 3000m d’altitude, la température est idéale, l’ambiance au beau fixe. Enfin débarrassés des contraintes « administratives », nous nous abandonnons à la contemplation de ces fantastiques paysages.
Juan nous montre quelques plantes médicinales. Certaines servent à couper la faim, d’autres à désinfecter les plaies, d’autres pour les maux de tête, de gorge, de ventre, il y en a pour tous les goûts ! Pour ses voyages en montagne, il n’emporte rien, juste une veste imperméable et quelques herbes aromatiques, ainsi qu’une radio à piles qui lui permet de ne pas manquer un seul match du mondial d’Afrique du Sud. Pour le reste, tout lui est fourni par la nature…
En de nombreux endroits, Juan se livre à des rituels. Il semble prier discrètement, communier avec la nature, avec certains éléments. Lorsqu’on l’interroge sur ces cérémonials, il nous dit simplement qu’il souhaite que tout se passe bien et que nous n’ayons pas de problème, car nous entrons dans des endroits très sacrés et il ne faut pas rompre les équilibres qui s’y trouvent. Juan est mamo, il possède toujours les attributs qui lui ont été remis lors de sa consécration. Il ne nous en avait rien dit lors des cérémonies à la cascade.
Nous passons un premier village, niché au creux d’une vallée verdoyante. Il est inhabité à cette saison, les Indiens sont plus haut dans la montagne à cette période, avec les moutons et les chevaux qu’ils élèvent dans les pâturages. Ces habitations leur serviront au retour de la mauvaise saison, en septembre. Le lieu est magnifique, quatre maisons de torchis ocre aux toits de chaume se regroupent sous un immense eucalyptus, une petite rivière aux eaux cristallines traverse le village, tout autour des pâturages. Rien ne semble pouvoir perturber ce lieu de vie tranquille et reculé, isolé de tout.
Nous continuons à monter. A la pause de midi, Juan apprécie par-dessus tout les amandes et pruneaux que nous réservions à nos repas en haute altitude. Les fleurs coupe-faim, c’est bien, mais une bonne ration de fruits secs, ça ne se refuse pas, même quand on est mamo !
Nous flirtons maintenant avec les 3000m et entrons enfin dans le domaine de la montagne, du rocher, des parois abruptes, de l’altitude ! Dans cette zone de transition entre l’air humide du bas et celui plus sec en altitude, le brouillard se forme de manière quasi-permanente. C’est ici que pousse la selva nublada, « forêt nuageuse ». Juan nous avoue s’être parfois égaré dans cette purée de pois. Le paysage est rocailleux, marécageux parfois. Nous avons changé de versant et les pâturages fertiles ont disparu, la température a chuté d’un coup, nous incitant à revêtir les vestes imperméables. Tout mamo qu’il soit, Juan avoue qu’il a un peu froid aussi… Ses chaussures sont trempées, fendues et recousues sur toute leur longueur. A notre retour, nous lui laisserons une partie de notre matériel de montagne, déjà bien utilisé mais en nettement meilleur état que ses propres affaires.
Début de nuit glacé sous une pluie fine à 3600m d’altitude. Pas de sac de couchage pour Juan qui préfère se contenter d’un abri sous un rocher où s’entasse un stock de fibres végétales qui l’isolent du froid. N’empêche il est tout heureux que je lui prête gants, bonnet, veste et pantalon chauds pour la nuit. Les indigènes ont beau dire, le matériel technique occidental n’a pas son pareil dans la nature !
14 : Mais que voit-on à l’horizon? Le Pico Colon!
Réveil sous un soleil splendide. La brume a disparu, un soleil fantastique se lève dans le ciel bleu azur. Le col n’est plus qu’à quelques centaines de mètres, et dès l’arrivée à ce point de vue, le paysage nous saisit. Droit devant nous, le Pico Colon n’est plus qu’à quelques kilomètres, séparé par une immense vallée glaciaire. Ce n’est plus un obstacle physique, mais un obstacle moral qui nous sépare de la montagne. Nous avons promis de ne pas dépasser la limite autorisés, nous respecterons cet engagement même si l’envie nous démange de continuer un peu plus loin…
L’endroit est magnifique, des lagunes se sont installées dans le lit de l’ancien glacier où nous évoluons. Remplies d’eau lisse comme un miroir, bordées de pâturages vert tendre, les hauts sommets de la Sierra Nevada s’y reflètent, doublant l’impression d’immensité que dégage l’endroit.
Les lobélies et séneçons, plantes endémiques de cet endroit et de quelques sommets de 5000m en Afrique équatoriale (Massifs du Kilimandjaro et Mont Kenya) égaient l’endroit de leurs silhouettes florissantes.
Voici enfin la récompense de tant d’attente, d’efforts, de discussions, de préparation. Tant de précautions prises pour ne pas froisser, ne pas heurter, ne pas gêner, provoquer le moins de perturbations possibles. Ne laisser que la trace de nos pas, et quelques images dans la mémoire des rares indigènes que nous croisons dans ces terres arides de la haute montagne colombienne.
Trois semaines que nous tournions autour de ce massif, trois semaines à se ronger les sangs, à se demander si nous allions finir par l’approcher, ce sommet qui se refusait obstinément à nous. Trois semaines pendant lesquelles notre expédition tournait au fiasco, nos nerfs étaient mis à rude épreuve, notre patience poussée au bout. Les lieux magiques que nous foulons justifient enfin notre persévérance.
15 : Retour le cœur léger, les sacs aussi
Nous nous arrêtons chez une famille arhuaco lors de notre descente vers le village de Pueblo Bello. L’accueil est chaleureux, amical, presque jovial. Les Indiens sont captivés par le montage de notre tente, puis par le fonctionnement du réchaud. Les enfants se régalent des abricots secs, puis les parents apprécient la facilité de préparation des soupes déshydratées ! Nous leur donnons toutes les denrées qu’il nous reste : pâte d’amande, pruneaux, thé, café.
Marcelo et son épouse vivent avec sa sœur et son beau-frère et leurs quatre enfants respectifs, ils sont heureux de nous accueillir dans leur petite ferme isolée, d’avoir un peu d’animation et de goûter des produits extraordinaires. Marcelo nous montre aussi la blessure que son fils s’est faite en coupant la canne. La machette levée un peu trop haut a ripé et sérieusement entamé le cuir chevelu. A cinq ans, le petit est déjà suffisamment autonome pour manier ce dangereux et efficace outil, mais cette fois l’apprentissage s’est mal terminé. La blessure est profonde et infectée, elle date déjà de trois jours. Pas question de laisser le petit dans cet état, nous n’avons qu’un peu d’antiseptique dans notre minuscule trousse de toilettes, il faut l’emmener chez un médecin au plus vite. Marcelo n’osait pas envisager cette possibilité, il nous confie cette mission qui lui parait insurmontable. Nous l’accompagnerons jusqu’à sa prise en charge à l’hôpital, en s’assurant que toutes les démarches administratives étaient bien accomplies.
Juan est heureux d’avoir pu nous montrer quelques-unes des merveilles de son pays, de sa fratrie, de ses coutumes. Nous avons longuement échangé sur nos modes de vie, nos sociétés, le bonheur, l’importance de certains éléments matériels et immatériels. Juan rêverait de visiter la France, l’Allemagne, l’Espagne. Il sait que ses chances pour que ce rêve devienne un jour réalité sont infimes, mais après tout c’est aussi pour ça que les rêves sont faits : nous maintenir dans cet état de tension qui nous motive, laisser cette part d’inaccessible nourrir le désir qui nous anime de la réaliser. Les paroles du cabildo Arhuaco nous reviennent à l’esprit en quittant la Sierra Nevada pour retourner à Caracas :
« Vous n’allez pas vivre votre rêve, mais un demi-rêve. Ainsi, il vous en restera encore la moitié. Et cette moitié, n’est-elle finalement pas un rêve à elle toute seule? »
(1) Le poporo : Chaque kogi possède un poporo qui lui est remis à l’adolescence. Composé d’une calebasse et d’une tige, il représente la virilité. À l’aide du bâton, les Kogi extraient de la calebasse un peu de poudre de coquillages – la fertilité. En suçant le bâton, la poudre se mélange aux feuilles de coca qu’ils mâchent continuellement. Ensuite, ils frottent le même bâton contre le col de la calebasse, déposant sur celui-ci des restes de poudre humidifiée : ils y inscrivent ainsi leurs pensées. Les cols des poporos prennent des formes variées que les mamos savent décrypter pour analyser les pensées de leur propriétaire.
(2) les mamo : Les mamos sont les sages des Kogis, Arhuacos, Wiwas et Arsarios. Au cours d’un long et difficile apprentissage, ils deviennent les gardiens, la mémoire vivante des indigènes. Ce sont eux qui conduisent les travaux des tribus, organisent les communautés, les aident à prendre les décisions. Ils ne sont pas chefs au sens hiérarchique, mais respectés et écoutés comme tel.
(3) Finca : Les fincas sont des fermes situées dans des endroits reculés. Souvent autonomes en eau et alimentation, elles ont très rarement accès à l’électricité. Elles sont gérées par des employés qui y vivent et travaillent pour leur propre compte ou pour le propriétaire.
Sylvain Perret
Ingénieur des arts et métier, né en 1974, il pratique l'alpinisme, le ski de randonnée, l'escalade, la plongée et le VTT.
Au cours d'un tour du monde des points culminants, en solo, au profit de la lutte contre le cancer, il grimpe 42 sommets dans 25 pays, dont dix de plus de 6000m.
Approchant à l'époque le Pico Colon, sans succès, il comprend qu'il faudra du temps pour nouer des relations particulières avec les Indiens Kogis, gardiens de ce lieu sacré pour eux. C'est l'objet de cette expédition lauréate d'une Bourse Expé.
Aurélia Greff
Responsable communication web, née en 1975. Elle pratique la randonnée, la danse et le vélo. Elle a déjà réalisé le tour du Burkina-Fasso en vélo, la traversée Ladakh-Zanskar en autonomie, la grande traversée du Vercors en hiver, un tour du monde en solo (9 mois, 10 pays, avec de nombreux trek). Son site aurelia.top-depart.com