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Bourses Expé by Cabesto 2023

récit d'expédition [lauréats BOURSES 2014]

Deux guidons pour un 7000

À VTT vers les Pic Lénine

TADJIKISTAN/KIRGHIZSTAN - Juillet-août 2014

Elisabeth scrute la face Nord du Pic Pobeda, TianShan

BLOG

 

L'ÉQUIPE

 

Violaine Ragot, 34 ans

 

Élisabeth Revol, 35 ans

 

et pour la partie du voyage à vélo, Audrey, 27 ans.

Nous sommes une équipe de deux filles, Élisabeth et Violaine, respectivement 35 et 34 ans, cyclo-voyageuses et alpinistes. Pendant six semaines, nous avons combiné nos forces et nos expériences au sein d’un même projet. Notre aventure consistait à atteindre le sommet du Pic Lénine (7134m), à vélo jusqu’au point de départ de l’arête Est puis à pied jusqu’au point culminant. Cette expédition s’est déroulée au Tadjikistan et au Kirghizistan, deux ex-républiques soviétiques d’Asie Centrale, en juillet et août 2014.

Une troisième amie de 27 ans, Audrey, s’est jointe à nous pour le vélo. Nous allions parcourir ensemble, depuis Dushanbe, plus de mille kilomètres : d’abord dans les Monts Fan, au Nord-Ouest du pays, puis sur la « Pamir Highway », une piste de montagne qui s’enroule autour du Haut-Badakhshan, entre 3000 et 4700 mètres d’altitude. C’est la deuxième plus haute route du monde après celle du Karakoram. Cette stratégie nous a permis de nous acclimater progressivement à l’altitude avant de nous rendre en montagne. Parvenues à la frontière entre Tadjikistan et Kirghizistan, nos routes se sépareront et c’est à deux seulement que nous poursuivrons notre expédition montagnarde.

Depuis le col de Kizil Art, notre intention était d’atteindre le sommet du Pic Lénine sur le fil de la longue arête Est, vierge mais peu technique. Face aux conditions météorologiques et aux réalités du terrain, nous avons ajusté nos rêves et revu nos ambitions, afin que cette expédition reste conforme à notre vision de la montagne et soutienne nos valeurs.

L'itinéraire prévu de l'expédition.

 « On ne fait pas de l’alpinisme par obligation, on le fait par amour »

Patrick Berhault

Elisabeth dans la montée du col d’Anzob, Monts Fan, Tadjikistan

 

Première partie : les Monts Fan

 

Nous atterrissons à Dushanbe le dernier jour de juin 2014. A trois heures du matin, fatiguées mais patientes, nous franchissons la douane encombrée de l’aéroport. Nos vélos sont bien arrivées en même temps que nous. Il n’y a pas de zone dégagée permettant de s’éparpiller dans l’aérogare et nous sommes invitées à les sortir de leur carton à l’extérieur, sous les yeux de la foule. Les barrières nous protègent des curieux. Les enfants attendent que nous nous débarrassions de nos cartons et de nos sacs d’emballage pour les récupérer.

 

Nous quittons l’aéroport à vélo. Il est à proximité du centre de la ville, et nous n’avons que quelques centaines de mètres à parcourir pour rejoindre la gare, où nous avons rendez-vous. La rue, en travaux, est si poussiéreuse que l’on croirait déjà pédaler en campagne.Hébergées ce soir chez une expatriée française, nous profitons une dernière fois du confort de la douche et d’un appartement au dernier étage d’un immeuble, dont l’aspect très délabré nous projette immédiatement dans l’ère soviétique. Dushanbe n’était qu’une petite ville jusqu’à ce que l’Union Soviétique en fasse une capitale, en 1929.

Audrey dans la montée au lac Allauddin, Monts Fan, Tadjikistan

 

Quelques usines d’aluminium sont encore en activité à sa périphérie. Hormis quelques immeubles de béton et le palais présidentiel, cette cité tranquille conserve les airs d’une ville de province. Les avenues plantées d’arbres sont larges; ce sont de grosses berlines, allemandes ou japonaises, qui les empruntent : il n’y a ici ni vélo ni scooter et le trafic est relativement calme. Nous apercevons, au loin, quelques collines sèches. Il fait déjà très chaud – près de 40°C – et cette brume vaguement sableuse nous empêche de distinguer les montagnes qui, paraît-il, sont visibles certains jours.

Sanctuaire en bord de route, Tadjikistan

 

Nous nous rendons à l’O.V.I.R dès le matin. Ce poste administratif est le seul ici habilité à nous délivrer les permis G.B.A.O, obligatoires pour pénétrer dans l’oblast autonome du Gorno-Badakshan. Il y a trois mois, les ambassades du Tadjikistan en Europe ont cessé de délivrer ces permis. Nous nous rendons donc à l’O.V.I.R en dernier recours. Notre déception est immense: nous essuyons, ici aussi, un refus de permis. Nos perspectives de traverser le Pamir Tadjik s’effondrent… Il n’existe pas de solution de contournement. La route la plus directe menant au Kirghizistan et passant au pied du Pic Lénine est fermée aux étrangers. Une seule autre route existe à travers le Ferghana, une région sous tension enclavée entre les trois pays. Celle-ci franchit successivement le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan. Pour atteindre ce dernier, nous devrons ruser : nous n’avons pas de visa Ousbèke ! Après quelques heures consacrées à réévaluer nos alternatives, c’est pourtant cette option que nous choisissons. Après avoir acheté des cartes SIM, consulté Internet dans un cybercafé, trouvé une carte routière couvrant le Ferghana et fait des provisions au marché, nous quittons donc la capitale, dès le lendemain matin, en direction du Nord.

Alluvions afghans de Khandud, côté tadjik.

 

Il fait entre 35 et 40°C, mais le bitume est excellent. Nous trouvons dès la sortie de la ville, à proximité d’un grand marché, un camion-citerne auprès duquel nous remplissons la bouteille de notre réchaud multi-combustible. L’occasion d’apprendre un premier mot de vocabulaire : « benzin » ! Cette première journée nous permet d’éprouver notre matériel. Nous nous réhabituons à pédaler lourdement chargées. Audrey apprend à guider la remorque, en particulier dans les descentes, délicates : après avoir oscillé quelques secondes, la remorque bascule et c’est la première chute ! Heureusement, rien de grave.

Nous suivons longuement un canal, puis une grande rivière bordée d’édifices de villégiature. Nous nous enfonçons dans des montagnes sèches. À Varzob, nous trouvons, dans une épicerie, une pastèque que nous dévorons plus loin. La route emprunte ensuite une succession de tunnels en bon état, pourvus, pour certains, de marchepieds où nous pouvons nous protéger du trafic. Au 65e kilomètre, après nous être arrêtées dans un petit restaurant, nous bifurquons vers la droite pour ne pas nous engouffrer dans le terrible tunnel d’Anzob, tristement célèbre pour son piteux état. Nous campons au-dessus du village suivant, très rural, sur une plateforme herbeuse à l’écart des lacets du Col d’Anzob. Nous voilà déjà au cœur des montagnes tadjikes.

 

En s’éloignant de Murghab

 

L’ascension du Col d’Anzob, le lendemain, nous prend la matinée entière, pour seulement 1200 mètres de dénivelée : les vélos sont lourds et la piste, en très mauvais état. Mais le panorama est à la hauteur de nos efforts. Au sommet, nous nous faisons offrir le thé par une famille en estive. Nous redescendons au Nord sur une piste partiellement enneigée. Après bien des lacets, nous atteignons le petit village d’Anzob. Une grosse averse orageuse nous contraint à chercher refuge chez l’habitant, à l’abri des importants glissements de terrain qui ont barré la route. Nous sommes étonnées de l’extraordinaire générosité de nos hôtes, qui nous hébergent et nous offrent le repas. Nous partageons le plat commun, mélange de riz et de carottes, ainsi que le pain et quelques bonbons avec notre famille d’accueil improvisée. Nous nous endormirons dans une chambre garnie d’épaisses couvertures et lourdement tapissée.

 

L’hospitalité tadjike, Ishkashim, Tadjikistan

 

Nous devons, le jour suivant, porter nos vélos au-dessus de la boue et des décombres pour continuer notre chemin dans la vallée. Nous longeons la rivière au fond d’une longue et spectaculaire gorge jusqu’à rejoindre, en milieu de journée, la route bitumée qui sort du tunnel d’Anzob. Les montagnes, rocailleuses, sont à présent rouge vif !

Nous nous écartons du trafic dans la bourgade minière de Sarvoza pour partir à l’assaut d’une vallée à l’Ouest. La première vallée, réputée pour ses treks, mène aux lacs d’Iskander-Kul ; la deuxième, que nous empruntons, n’est pas parcourue et mène au lac Allauddin. Mais la piste est extrêmement hardue : en fin d’après-midi, peinant à l’approche d’un nouvel orage, ce n’est que grâce à la sollicitude motorisée d’un garde-forestier que nous atteignons le campement d’Allauddin, juste au coucher du soleil ! Autour de notre bivouac, les montagnes s’élèvent : Chimtarga et d’autres « 5000 » font ici le bonheur de quelques alpinistes très bien informés. Nous nous promettons de revenir un jour explorer ces somptueux Monts Fan, largement ignorés.

 

Détente lacustre d’un trio de miss, Elisabeth, Violaine et Audrey…

 

Le lendemain, averties par SMS qu’une solution se dessine au sujet des permis G.B.A.O, nous rentrons d’urgence à Dushanbe. Nous avons une chance d’entrer au Pamir ! Nous obtenons enfin nos permis auprès d’une agence, pour quelques dollars de plus. Nous sommes ravies de renouer avec l’itinéraire prévu de l’expédition ! Audrey en profite pour acheter un porte-bagages et emprunter une paire de sacoches. Sur le type de terrain que nous rencontrerons, elles conviendront mieux que la remorque. Néanmoins, avec près d’une semaine de retard sur notre plan de route, nous devons rattrapper le temps perdu et parcourir en 4×4 les trois-cent premiers kilomètres de notre itinéraire. Le trajet est loin d’être de tout repos, nos vélos sont souffrent du transport et à l’approche des premiers reliefs du Badakhshan, nous sommes déçues de ne pas pédaler !

 

Descente du col de Kargush : nous arrivons dans les Pamirs.

 

Deuxième partie : le Pamir

 

C’est à Jumarj-e Bala, intersection entre les rivières Wanj et Panj, que débute notre traversée cycliste des Pamirs. Pendant plusieurs jours, nous suivons une piste frontalière au fond d’un immense canyon. Sur l’autre rive, c’est l’Afghanistan ! Aucun pont n’enjambe cette rivière tumultueuse pendant des centaines de kilomètres. Les habitants des deux rives font pourtant partie du même peuple, et l’on remarque les ressemblances évidentes dans le tenues vestimentaires, la forme des maisons, les types de cultures adoptées de part et d’autre. Comme nous pédalons du côté tadjik, nous comparons l’image que nous nous sommes toujours faites de l’Afghanistan avec celle, paisible, que nous observons ici. Nous apprendrons plus tard qu’il s’agit de l’un des endroits d’Afghanistan où la vie est la meilleure.

En outre, les gens que nous croisons ont un air caucasien, bien différent des visages d’Asie Centrale que nous imaginions. Certains ont des taches de rousseur, des cheveux aux reflets roux. Nombreux sont ceux aux yeux bleus. Ils semblent plus proches des habitants de la Turquie que de ceux de la Sibérie, du Pakistan ou de la Mongolie ! De même, nous ne croisons ni mosquée, ni muezzin. La pratique de la religion est peu visible : il s’agit, ici, d’ismaélisme, une branche de l’islam chiite. les femmes aux robes fleuries marchent tête nue ou portent, parfois, un simple foulard protégeant du soleil. Sur les bords des routes, nous parlons autant avec elles qu’avec les hommes.

 

Yourte kirghize dans le Pamir tadjik

 

Nous ne dérangeons vraiment les regards que lorsque nous tentons de planter notre tente aux abords des hameaux. Les habitants sont vexés. Impossible de refuser l’hospitalité : elle nous est garantie ! Nous sommes séduites par l’extrême générosité des enfants qui nous offrent des fruits, des yaourts, ou par les adultes qui nous proposent du thé, un repas, un abri pour la nuit. Notre remontée de la vallée du Panj n’est qu’une succession de rencontres au milieu d’un décor fantastique. D’innombrables hameaux intermédiaires se succèdent, au fil des champs de blé, des allées de peupliers, des troupeaux de chèvres. Quand aux villages et villes de Rushan, Khorog, Ishkashim, nous y trouvons de quoi recharger nos cartes téléphoniques et faire le plein de victuailles. Pain, biscuits, pâtes chinoises, fruits : nous ne manquons de rien !

Nous empruntons la vallée du Wakhan tadjik à partir d’Ishkashim : nous descendions jusqu’à présent vers le Sud, nous obliquons à présent à l’Est en longeant toujours la frontière Afghane. Les sommets de l’Hindu Kush, qui séparent le Wakhan afghan du Pakistan, se dressent, à plus de six mille mètres, sur tout notre côté droit. La rivière Panj s’élargit et s’apaise, ses rives s’ouvrent et se font désertiques : nous poussons les vélos dans le sable à plusieurs reprises, et, surprises, nous rencontrons même la soif ! A proximité du col de Kargush, nous apercevons même quelques chameaux sauvages de l’autre côté d’une rivière.

 

Elisabeth s’élance de Karakul

 

Le col de Kargush est très hardu. Il s’élève à plus de 4300m, à près de 80km de Langar, le dernier bourg du Wakhan tadjik ! Nous le franchissons en deux jours : l’occasion de bivouaquer et de consommer enfin les vivres que l’hospitalité Pamirie nous avait évité d’entamer. Plus loin, après l’enclave militaire qui marque l’accès au lac Zorkul, les côtes sableuses et le profil en « tôle ondulée » de la piste montante nous donne autant de fil à retordre que la redescente qui s’ensuit, rocheuse et acrobatique. Nous croisons là deux cyclistes français qui, en sens inverse, peinent terriblement à hisser leur remorque jusqu’au col…

Nous récupérons le bitume à quelques kilomètres d’Alichur. A plus de 3800m, nous évoluons maintenant sur le haut-pamir Tadjik, ce plateau d’altitude aux airs tibétains. A lire les visages, on devine que c’est le peuple kirghize qui vit ici, élève des yacks, accueille les routiers en transit depuis la Chine. D’ailleurs, du côté chinois du col de Kulma, à l’extrême Est de cette route des Pamirs, c’est le Mustagh Ata qui s’élève, à 7546m. Un géant ! Mais nous ne franchirons pas ce col, fermé aux étrangers. Nous atteignons Murghab, après une journée de pédalage enchanteresse à travers des Pamirs qui deviennent montagneux. Le paysage, de nouveau, nous émerveille.

Murghab aussi est un point de rencontre entre les voyageurs qui viennent du Kirghizistan ou qui s’y rendent, par la vallée du Wakhan comme nous, ou par la Pamir Highway directe depuis Khorog. Nous en rencontrons quelques-uns sur la route du col d’Ak-Baïtal, à 4655m, le plus haut col de notre traversée. Nous sommes de mieux en mieux acclimatées. Les roches alentour deviennent riches de couleur et les sommets enneigés se rapprochent, mais la région est inhabitée. Ce n’est qu’à Karakul que nous retrouvons un village. Celui-ci borde un immense lac aux rives salées, dont les eaux de jade nous séparent des sommets enneigés de l’Alaï. Nous n’avons qu’une hâte : franchir les derniers cols et atteindre le Kirghizistan !

C’est avec un fort vent de face que nous passons l’ultime col de Kizil Art. Ses couleurs dignes d’une palette de peintre en font, certainement, l’un des plus beaux d’Asie Centrale. Malheureusement, sitôt quitté le Tadjikistan, nous rencontrons une massive perturbation amenée par le vent du Nord : nous descendons du col sous la pluie et la grêle, chassées par le tonnerre qui gronde. L’orage sévit sur la chaîne de Zalaaisky : inutile d’espérer monter sur cette arête prochainement. Il nous faudra patienter. Nous atteignons Sary-Tash, premier bourg situé trente kilomètres après notre entrée au Kirghizistan.

 

Nous préparons nos sacs pour trois jours d’acclimatation, Pic Lénine

 

Troisième partie : le Pic Lénine

 

Une expédition, comme beaucoup d’aventures, commence souvent par l’observation d’une simple photographie, par une discussion dans un refuge, par la lecture d’un récit. La montagne est gravie une première fois à ce moment là ! Fantasmes, craintes, rêveries, tout ces éléments sont moteurs de prudence et de motivation. Lors de l’expédition, ces projections de l’esprit cèdent la place à l’organisation, au pragmatisme et aux réalités du terrain. Monter une expédition, c’est donc prévoir une ligne conductrice, une direction aimantée par des valeurs, par des forces, par des élans. Vivre l’expédition, c’est dessiner, à partir de cette ligne conductrice, une tangente adaptée aux conditions… et s’autoriser à s’échapper, à aller où notre regard s’est posé, où nos yeux ont brillé, où notre c?ur s’est emballé. Etre en montagne, c’est avant tout regarder avec les yeux, avec le coeur, avec tout le corps.

Ainsi, sur place, tout ne se déroule pas comme prévu. Nous devrons revoir notre projet initial d’ascension du Pic Lénine par l’arête Est, excessivement exposé aux conditions météorologiques.

 

Elisabeth monte au Camp 1 du Pic Lénine

 

Refoulées par le ciel orageux à Kizil Art, nous atterrissons sur la voie normale du Pic Lénine. Un petit trek bucolique nous amène au Camp 1, où nous sommeillons succinctement avant de poursuivre vers le Camp 2. Les cinq cent premiers mètres de dénivelée sont avalés aussi rapidement que sereinement : la neige dure et compacte nous aide à progresser. A l’aurore, le froid mordant et des bourrasques nous sortent de nos pas comateux. Les premiers rayons du soleil nous parviennent vers 10 heures et avec eux, nos cœurs se réchauffent. Nous atteignons le flanc opposé de la montagne et entreprenons de terrasser notre plateforme de bivouac. Nous nous écroulons dans la tente : au lieu-dit « the frying pan » (la poêle à frire), le thermomètre affiche plus de 30 degrés vers 14 heures… Dans notre esprit, tout s’embrase : nous avons vraiment hâte de monter là haut !

 

La montée au Camp 1 du Pic Lénine

 

Le lendemain, au cœur de la nuit, nous nous levons sous la lumière blafarde d’une lune bien pleine. A l’Est, les étoiles s’éteignent peu à peu et le paysage apparaît. Le Pamir s’éveille alors que nous subissons un froid mordant et luttons déjà contre de fortes rafales de vent. Il souffle très fort au Camp 3, que nous traversons bien avant le lever du jour, et lorsque nous prenons pied sur l’arête, les rafales nous bousculent à plus de 120 km/h. Il est impossible de progresser sur cette ligne aujourd’hui. La voie de la sagesse ne s’ouvre pas vers le haut ! Nous redescendons récupérer notre tente laissée au Camp 2, puis rejoignons le camp de base pour refaire le plein d’énergie, de nourriture… et pour prendre une décision. L’arête est excessivement exposée au vent, les bourrasques sont dangereuses, de grosses corniches se forment et l’itinéraire présente trop peu de voies de réchappe pour de telles circonstances météorologiques : autant de raisons qui pèsent fort en faveur d’un changement d’objectif. Compte tenu des conditions actuelles et de la topologie de la montagne, notre créneau est trop court et la zone, trop dangereuse pour tenter une exploration.

 

Le village de tentes du Camp 2, Pic Lénine

 

En outre, les abords du Pic Lénine et de façon générale, le massif du Trans-Alaï entre Kizil Art et le Pic Lénine, présentent de multiples contreforts neigeux également très cornichés et des glaciers en travers desquels les séracs s’accumulent, omniprésents et totalement précaires. Depuis le camp 1 et le camp de base où nous passons des heures, nous avons beau examiner la montagne à la loupe, nous ne trouvons pas d’itinéraire digne d’exploration.

Ainsi, après une acclimatation linéaire sur les contreforts du pic Lénine pendant laquelle nous avons atteint le seuil des 6000m et dormi à 5300m, nous décidons ensemble de larguer les amarres pour partir à la rencontre d’un massif qui, nous l’espérons, nous offrira de bien meilleures possibilités d’ascension vierge… le Tian Shan !

Avec encore quelques jours de liberté au Kirghizistan, nous jetons notre dévolu sur cette région frontalière de la Chine, totalement reculée, aux nombreux sommets sans nom où l’exploration prend tout son sens. Notre cœur s’emballe !

 

Violaine remonte la vallée d’Inylchek, massif du Tian Shan

 

Quatrième partie : le Tian Shan

 

Nous parvenons sur le glacier d’Inylchek une poignée de jours plus tard. La moraine est immense. Tandis qu’elle n’en finit pas de dérouler ses méandres, les lumières se tamisent au cœur d’un panorama décidément addictif. Ombres rasantes, horizon de rochers bleutés, des alentours peuplés de sommets enneigés et des terrasses d’herbe grasse à leur pied… L’ambiance de ce glacier nous comble ! Il semble que plus nous pratiquons la Montagne et plus elle nous paraît belle. Le corps fatigué et l’esprit embrumé, nous reste la sensation intense d’être privilégiées, submergées par ces lieux.

Enfin, après soixante kilomètres de marche et trois camps jusqu’à la croisée des glaciers, nous établissons notre camp de base. Nous le quittons dès le petit matin pour aller chercher le lever de soleil sur le Pic Pobeda.

 

Elisabeth repère les sommets invaincus, moraine d’Inylchek, TianShan

 

Quelle chance d’être là ! Nous nous entrainions pour ce projet depuis plusieurs mois, balancées entre appréhension et appétit. D’une part nous apprivoisions le doute et la peur des conditions naturelles, du vent, du froid, de toutes ces raisons pour lesquelles la vie est ici impossible. Mais d’autre part, nous augmentions notre soif de nous confronter à ces montagnes aux échelles déraisonnables, de sentir le magnétisme d’une cordée qui déroule, de profiter de cette chance qui nous est donnée d’évoluer sur ces reliefs majestueux. Il s’agissait aussi de relever le défi de nos émotions, d’éprouver nos réelles motivations pour cet alpinisme en terres lointaines. L’engagement y diffère de celui de nos Alpes où tout a commencé pour nous ! Il y a quelques années nous n’aurions même pas imaginé nous essayer à une voie comme celle-ci et maintenant nous y sommes, tout simplement délicieux !

 

Point météo, camp de base du Khan Tengri, TianShan

 

Dans l’attente d’une éclaircie… Inylchek, Tian Shan

 

Une fois laissé derrière nous le Camp 1 du Pic Pobeda, nous atteignons le bout du glacier. Avec terreur, nous constatons que la voie normale du Pobeda serpente longuement à travers un gigantesque chapelet de séracs. Monstrueux, chancelants, ils bordent l’entière périphérie du cirque glaciaire sous lequel il nous faut nous aventurer, telle une armée de sentinelles aux aguets. Nous faisons demi-tour ! Et accueillons ce « but » empreint de sagesse, sous la forme d’une expérience majeure pour un premier voyage sur ce glacier. Vivement la suite!

 

Elisabeth rêve de patins, en aval du glacier du Pobeda, TianShan

 

Nous braquons alors notre regard sur une série d’arêtes qui s’élève au Sud du camp de base. C’est parti pour une aventure en rive gauche du glacier du Pobeda ! D’une altitude plus modeste, les sommets d’en face semble pourtant alléchants. De plus, étant exposés directement au vent, ils semblent moins dangereux d’y grimper. Nous jetons notre dévolu sur un sommet sans nom, culminant aux alentours de 4800 m. Une belle arête de neige entrecoupée de ressauts mixtes devrait pouvoir nous mener à l’imposant champignon sommital.

 

Coucher de soleil sur les environs de Dikij, glacier sud d’Inylchek, Tian Shan

 

Le lendemain, à travers la moraine du glacier nous nous frayons un chemin de fourmi, esquivant les lacs et les pentes abruptes de ce labyrinthe blanc. Il nous faut trois heures pour atteindre les rousses pelouses de la rive gauche. De là, nous escaladons vires et pierriers. S’y déplacer est aisé. Nous remontons alors une esthétique échine neigeuse. S’ensuit la remontée d’un plaquage sur le fil, sans protections saines. Une petite envolée cardiaque plus tard, nous sommes en haut du ressaut, essoufflées mais contentes de goûter aux joies de la grimpe à cette altitude. Nous trouvons par la suite une neige un peu tendue, qui nous réserve quelques petites décharges. 150 mètres de pentes en neige raide et exposée entre de beaux « ice flutes » nous déposent au pied de la massive meringue sommitale. Vingt mètres de strates déversent au-dessus de nous. Ces empilements d’années compactées semblent contournables par un petit col. Quelques pas en versant Sud nous offrent une réchappe pour le sommet… Mais soudain le brouillard nous enveloppe, suivi de flocons. Rapidement, nous ne voyons plus à dix mètres. Le sommet est là, tout proche, mais le brouillard nous masque trop de dangers inconnus.

 

Exploration d’altitude, arête de Dikij, TianShan

 

Au retour, nous nous jetons dans la tente, où tout redevient facile et simple. Le glacier, fidèle compagnon de bivouac, se dilate et craque toute la nuit. Nous nous endormons heureuses en pensant déjà à notre prochaine journée sur les hauteurs…

Le lendemain, ce sont les arêtes au Nord du camp de base que nous attaquons. Nous sommes bien décidées à dévorer tout ce qui se fait de mieux dans le coin. Nous partons aux aurores après l’éternel rituel du réchaud, chaussage et mise en train.

 

Coucher de soleil sur le Camp 1 du Pic Pobeda, TianShan

 

Partir sur ces arêtes nous fait vibrer parce qu’il s’agit d’une véritable exploration de l’inconnu. Quelqu’un s’est-il déjà aventuré ici ? Ce sommet porte-t-il un nom ? Les conditions semblent optimales. Nous nous sentons infiniment à notre place, l’envie de presser le pas est grande, mais rien ne sert de courir, la route est longue…! Sur un éperon rocheux, Zab opère un petit assurage à l’épaule et voici Vio qui la rejoint. Nous mangeons un bout, excitées par cette escalade sur ce sommet inconnu. Comme deux petites fourmis travailleuses et appliquées, nous progressons soigneusement sur cette arête.

 

Violaine s’élève sur les arêtes d’Aktau, vue sur le camp de base, Tian Shan

 

Elisabeth triomphe devant le Pobeda, arêtes d’Aktau, Tian Shan

 

De nouveau, la vie prend toute sa saveur, nous offre un moment privilégié. Nous voici sur un itinéraire dominant une région d’un rare esthétisme, auprès de crêtes cornichées, de neiges ourlées par les vents d’altitude, de lignes qui jouent avec les perspectives fuyantes des deux versants pour modeler des tableaux somptueux et enivrants. Les courbes emmènent le regard vers le ciel, vers l’horizon des sommets du Tian Shan, vers cette mer immense où moutonnent des bijoux enneigés, en tout lieu où le regard se pose.

 

Traversée enjouée du glacier du Pobeda, TianShan

 

Devant nous, les volutes du Pobeda et du Khan Tengri, hautement exposées, semblent nous narguer, mais nous sommes quand même heureuses de profiter de cette journée. Pas de vent, un panorama unique s’étend sous nos yeux émerveillés. Nous savourons la chance d’être ici avant de redescendre vers notre refuge de toile. Nous avons trouvé ce que nous étions venues chercher : la rencontre et l’exploration, ces beaux élans du cœur vers l’inconnu.

 

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